E. S. Sünderhauf: Griechensehnsucht und Kulturkritik

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Title
Griechensehnsucht und Kulturkritik. Die deutsche Rezeption von Winckelmanns Antikenideal 1840-1945


Author(s)
Sünderhauf, Esther Sophie
Published
Berlin 2004: Akademie Verlag
Extent
413 S.
Price
64,80 €
Rezensiert für 'Connections' und H-Soz-Kult von:
Elisabeth Décultot

S’il est une figure très tôt investie d’une signification considérable dans l’histoire intellectuelle allemande, c’est bien celle de Winckelmann. Mais cette signification est loin d’avoir été univoque et cohérente. L’objet du présent ouvrage, résultat d’un travail de doctorat dirigé par Horst Bredekamp et Ernst Osterkamp, est d’analyser les usages très variés dont Winckelmann a été l’objet au sein de la discipline archéologique allemande entre 1840 et 1945.

Le premier des multiples mérites de cette étude réside dans son ampleur thématique. Si le champ précis de la discipline archéologique n’est pas d’emblée indiqué dans le titre, c’est que cette discipline est saisie dans une acception très large, incluant non seulement les discours strictement scientifiques qu’elle a produits au sein de l’institution universitaire, mais aussi des formes de diffusion plus « vulgaires », qui, tout en étant destinées à un public extra-universitaire, participent encore de l’archéologie. Le choix de cette orientation thématique implique cependant une restriction : d’autres domaines disciplinaires dans lesquels Winckelmann a joué un rôle central (tels que l’histoire de l’art et l’histoire de la littérature allemande) restent largement en dehors de champ analysé. Ajoutons cependant que cette restriction, explicitement évoquée dans l’introduction, se justifie entièrement lorsque l’on considère l’abondance des matériaux (ouvrages scientifiques, photographies, biographies intellectuelles) à prendre en compte pour le seul champ archéologique. Ce domaine encore quasiment inexploré sous l’angle précis de son rapport à Winckelmann fournit à lui seul une matière suffisamment riche pour constituer un objet d’étude autonome.

Le second mérite de l’ouvrage réside dans son ampleur chronologique. En embrassant un siècle complet, E. Sünderhauf se donne les moyens de faire émerger les grandes constantes en même temps que les grandes évolutions de la réception de Winckelmann en Allemagne entre le milieu du 19e siècle et la fin du Troisième Reich. L’étude débute dans les années 1840, une période où se met en place un motif récurrent de la réception allemande de Winckelmann. D’un côté, l’ensemble des archéologues s’accorde à reconnaître que Winckelmann a commis d’innombrables erreurs et que ses travaux, parmi lesquels en premier lieu la Geschichte der Kunst des Alterthums (1764), ne peuvent être utilisés sans d’importantes rectifications critiques. D’un autre côté cependant, Winckelmann reste célébré par un nombre significatif de ces mêmes archéologues comme le grand découvreur et le zélé propagateur de la beauté grecque classique. Ces deux jugements — parfois émis par la même personne comme c’est par exemple le cas avec Eduard Gerhard qui, dans son Grundriß der Archäologie de 1853, critique sans ambages les erreurs de Winckelmann en matière de datation archéologique, mais souscrit entièrement à son éloge de la beauté grecque — ne sont contradictoires qu’en apparence. Ils touchent en effet à deux niveaux d’interprétation différents. Il y va d’une part de la valeur scientifique des œuvres de Winckelmann, dont l’archéologie universitaire peu difficilement se réclamer sans courir le risque de se disqualifier comme science historique à part entière. Mais il y va d’autre part aussi de leur valeur normative, qui permet à cette même discipline de s’imposer ou de se maintenir comme garante du canon artistique classique. Notons d’ailleurs que l’oscillation entre ces deux types de jugement — historiques d’un côté, normatifs de l’autre — reproduit une tension présente dans l’œuvre de Winckelmann elle-même. L’auteur de la Geschichte der Kunst soumet certes l’art antique à une historicisation forte en fixant ses périodes d’essor et de déclin à travers la succession des temps. Mais cette vision historique de l’art reste étroitement soumise à un arsenal d’axiomes normatifs, dont la notion même de « style » — comprise comme catégorie à la fois historique et normative — est la résultante. Tout se passe donc comme si cette contradiction propre à la vision winckelmanienne de l’art s’était, dans la phase de réception, reportée sur la figure de Winckelmann lui-même.

L’intérêt majeur de l’étude d’E. S. Sünderhauf est de montrer que ces deux lectures concomitantes de l’œuvre de Winckelmann ont fini par caractériser deux conceptions différentes de l’archéologie. Dans la seconde moitié du 19e siècle, lorsque des fouilles archéologiques de plus en plus nombreuses et étendues commencent à mettre en évidence l’existence de périodes pré- ou post-classiques très intéressantes dans le domaine de l’art grec ou même de civilisations non grecques artistiquement très riches, le recours à la figure de Winckelmann se dote d’une signification particulière. Alors que l’archéologie « de terrain » (Grabungsarchäologie) abandonne de plus en plus une référence winckelmannienne devenue peu compatible avec l’enseignement des fouilles, l’archéologie « classique » — pour reprendre la terminologie d’E. S. Sünderhauf — se réclame avec une ardeur renouvelée du message esthétique de Winckelmann, vantant son sens « naturel » et « immédiat » de la beauté, la qualité « empathique » de son regard, la « vitalité » de son style, etc. Depuis Eduard Gerhard, fondateur de la Archäologische Gesellschaft de Berlin en 1841 jusqu’à Ludwig Curtius en passant par Ernst Curtius, Carl Bernhard Stark, Heinrich Brunn ou encore Adolf Furtwängler, un nombre considérable de représentants de l’archéologie allemande ont ainsi fait de Winckelmann le garant des valeurs classiques de l’art grec et érigé la discipline archéologique en temple de ces valeurs. Ce type de lecture s’impose plus nettement encore à partir de 1870, lorsque, en réaction aux critiques de Julius Langbehn et de Nietzsche, l’archéologie universitaire doit répondre à l’accusation d’étouffer l’Antiquité « vivante » sous un fatras d’érudition poussiéreuse. Le Winckelmann anti-érudit, visionnaire doué d’une intelligence immédiate de l’art, grand contempteur des savants insensibles à la beauté des formes, fournit aux nouveaux accusés une parade de choix : en revendiquant plus que jamais sa tutelle, les archéologues « classiques » se réclament d’un saint patron que les adversaires les plus acharnés des sciences universitaires de l’Antiquité ne peuvent eux-mêmes totalement rejeter. Comme le souligne E. S. Sünderhauf, J. Langbehn lui-même consacre à Winckelmann un article élogieux. Cette constellation intellectuelle des dernières décennies du 19e siècle a considérablement contribué à ôter à l’œuvre winckelmannienne le peu de valeur historique qu’il lui restait. Dans sa Systematik und Geschichte der Archäologie der Kunst publiée de façon posthume en 1880, l’archéologue Carl Bernhard Stark célèbre en Winckelmann l’homme de l’« Anschauung », c’est-à-dire de l’intuition immédiate du beau, de la sensibilité vivante, de l’intelligence visuelle pure, non encore asphyxiée par un savoir archéologique exponentiel. En archéologie — comme d’ailleurs en histoire de l’art —, Winckelmann offre un support de choix aux théories de l’« Einfühlung ».

Mais Winckelmann n’a pas seulement servi de discriminant sociologique et épistémologique au sein de la discipline archéologique. Il a également servi de support à des discours idéologiques variés. C’est à ce volet qu’E. S. Sünderhauf consacre une partie importante de ses analyses. Contrairement à de nombreux hommes de lettres français qui, dès 1789, ont lu dans la Geschichte der Kunst un éloge des bienfaits de la liberté politique pour les arts, l’Allemagne n’a développé qu’assez tardivement une interprétation réellement politique de Winckelmann. Selon E. S. Sünderhauf, Wilhelm Herbst serait l’un des premiers à avoir promu ce type de lecture, notamment en établissant dans son ouvrage Das Classische Alterthum in der Gegenwart (1852) une opposition forte entre les couples Grèce-Allemagne et Rome-France — modèle qui sera repris par une longue tradition intellectuelle allemande, depuis Ernst Curtius jusqu’à Walther Rehm, en passant notamment par Ernst Curtius (Die Kunst der Hellenen, 1853). À partir de 1870, la figure de Winckelmann fait l’objet d’une « nationalisation » accrue, qui culmine sous le Troisième Reich. L’ouvrage d’E. S. Sünderhauf, qui se clôt sur un long chapitre consacré à la période nazie, fait apparaître une troublante continuité entre certaines lectures de Winckelmann proposées au tournant du 19e et du 20e siècle — par exemple pas Arthur Moeller van den Bruck — et l’usage de la référence winckelmannienne sous le régime hitlérien. À partir de 1937 notamment, Winckelmann fait l’objet d’une attention particulière de la part des autorités nazies. En 1937 est lancé, sous la triple tutelle de la Reichsjugendführung, de l’Académie des sciences de Prusse et l’Archäologisches Institut des deutschen Reiches, un projet d’édition des œuvres complètes de Winckelmann, d’où sortira finalement l’édition du Winckelmanns Briefwechsel par Walther Rehm après la guerre. En 1940 est fondée la Winckelmann-Gesellschaft de Stendal, qui voit son nombre d’adhérents augmenter très rapidement. L’année 1941 marque le sommet de cette instrumentalisation : la référence à Winckelmann est fréquemment et explicitement utilisée pour légitimer l’occupation de la Grèce par la Wehrmacht (1941-1944) et l’Archäologisches Institut de la Friedrich-Wilhelms-Universität de Berlin est rebaptisé « Winckelmann-Institut ». En mettant ainsi en lumière les usages de la référence winckelmannienne entre 1933 et 1945, cette étude apporte une pierre importante à une histoire, malheureusement encore très embryonnaire, de la discipline archéologique sous le Troisième Reich.

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24.03.2006
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